Jean Leclair, professeur à la Faculté de droit de l’UdeM et 31 autres signataires.
Le projet de loi élaboré par la direction de l’Université de Montréal afin de reconfigurer radicalement sa loi constitutive et de redéfinir la vocation même de cette institution a été unanimement dénoncé par l’assemblée de la faculté de droit de l’UdeM*. Puisque la pilule qu’on destine à notre université sera fort probablement administrée aux autres institutions universitaires du Québec dans un avenir plus ou moins rapproché, il paraît essentiel de dénoncer ce qui se dissimule derrière le jargon juridique du projet de loi.
Au-delà des défectuosités de nature juridique, notre opposition à la réforme proposée tient au fait qu’afin de régler des problèmes d’efficience administrative (dont personne ne nie l’existence), le projet entend transférer à un pouvoir exécutif dominé par des représentants dits « externes » à l’Université la part du lion sur le plan décisionnel. Malgré sa radicalité, l’érosion des pouvoirs des instances locales (décanats, directions de départements, assemblées facultaires et départementales, conseils de faculté) semble la seule solution possible aux yeux des promoteurs du projet. Pour ne donner qu’un exemple, si le projet est adopté, le doyen ne dirigera plus les études et l’administration de sa faculté, il veillera à son bon fonctionnement sous l’autorité du recteur ou d’une personne désignée.
Au cœur de cette réforme loge l’idée que c’est en dépossédant la communauté universitaire du pouvoir qu’elle a de se penser elle-même qu’on ramènera l’efficacité au sein de l’institution.
Les décisions les plus fondamentales sur ce qu’est une université et sur sa fonction relèveront dorénavant en majorité de personnes pour qui les professeurs d’université et les doyens de faculté sont de simples employés. C’est oublier que les professeurs, les étudiants et autres membres de la communauté sont l’université, qu’ils sont au service non pas des entreprises ou d’autres corporatismes cherchant un bénéfice immédiat, mais au service de la communauté du Québec d’aujourd’hui et de demain.
Si l’on bride la communauté universitaire entendue dans son sens large, on mettra à mal une autonomie qui, à l’échelle occidentale, a mis quelque 900 ans à se construire et à s’imposer pour le plus grand bénéfice de tous. Compte tenu de l’importance de l’enjeu, on se serait attendu à plus de transparence de la part des promoteurs du projet de loi au sujet de l’étendue des impacts de cette réforme sur la vocation même de l’institution universitaire.
Cette réforme, comme celles qu’elle inspirera certainement, se fonde sur la prémisse que des personnes « externes » à l’université sauront, mieux que la communauté universitaire, distinguer la pensée « utile » de celle qui ne l’est pas. En somme, on pense que les chefs d’entreprise et autres membres « externes » réussiront là où les puissances ecclésiastiques d’autrefois ont échoué, et sauront identifier les « vérités » qui méritent qu’on s’y attarde.
C’est oublier que le bagage d’« inutile » est souvent ce qui fait l’originalité de pensée de ceux qui font œuvre « utile ».
John Stuart Mill, pourtant le grand prince de la pensée utilitariste, faisait remarquer que « [l]es hommes sont hommes avant d’être avocats, médecins, commerçants ou industriels ; si vous en faites des hommes capables et sensés, ils deviendront par eux-mêmes des avocats ou des médecins capables et sensés. Quittant l’Université pour se consacrer à une profession, ils doivent emporter avec eux non pas la connaissance du spécialiste, mais ce qui est nécessaire pour guider l’usage du savoir professionnel, pour éclairer les aspects techniques de leurs propres activités, à la lumière d’une culture générale. Sans formation générale, on peut devenir un avocat compétent, mais on ne peut être un sage avocat, qui cherche et peut saisir les principes au lieu d’encombrer sa mémoire de détails ». Or, qui nous dira de quoi est faite une culture générale ? Surtout, qui décidera de l’utilité de disciplines comme la philosophie, l’histoire de l’art, la littérature comparée, pour ne nommer que celles-là ? Quel prix paiera-t-on, sur le plan humain, si l’on relègue ces champs disciplinaires aux oubliettes ?
L’idée d’université doit se confondre avec celle d’un espace où l’être humain se révèle à lui-même. La fonction d’une université publique est bien sûr de former des experts de premier plan, mais elle doit surtout refléter la nécessité de doter les générations montantes de la capacité de comprendre le monde dans toute sa complexité. Notre humanité ne se limite pas à ce qui peut être comptabilisé. Elle doit s’ouvrir sur le monde.
Envisagée dans une telle perspective, une université n’est pas une institution facile à gouverner ; il n’est jamais aisé, en particulier, de décider ce qu’il faut garder et ce qui doit plutôt être réformé ou abandonné. Mais le projet de loi – mis de l’avant sans explications, en dehors de tout processus de concertation – maquille, sous des dehors liés à la gouvernance, une volonté de brider l’autonomie des professeurs, de leurs doyens, des étudiants et du personnel.
Les promoteurs de ce projet de loi pensent manifestement que ceux qui effectuent depuis toujours ces choix difficiles n’ont pas ou n’ont plus la compétence pour ce faire. Déposséder la communauté universitaire de son pouvoir de gouvernance est devenue leur idée fixe. Soit. Mais s’accrocher à une idée fixe est le meilleur moyen de n’aller nulle part.
* Pierre Trudel, Pierre Noreau, Anne-Marie Boisvert, Gilles Trudeau, Karim Benyekhlef, Daniel Turp, Marie Annik Grégoire, Matthew P. Harrington, Danielle Pinard, Patrice Deslauriers, Isabelle Duplessis, Noura Karazivan, Renée-Claude Drouin, Jeffrey Talpis, Julie Biron, Violaine Lemay, Helène Trudeau, Catherine Piché, Michel Morin, Martine Valois, Konstantia Koutouki, Sophie Morin, Stéphane Beaulac, Gérald Goldstein, Nicolas Vermeys, Catherine Régis, Élise Charpentier, Hugo Tremblay, Annick Provencher, Luc B. Tremblay, Emmanuel Darankoum, Amissi M. Manirabona, professeurs, faculté de droit, Université de Montréal
Source : La Presse +