Je reprends les mots de l’autrice Marisol Drouin : « être enseignant.e est un métier dangereux ».
En ces jours sombres pour notre profession, nos pensées accompagnent la famille et toute la communauté enseignante de France, sous le choc depuis le meurtre du professeur Samuel Paty. Elles accompagnent également la professeure à temps partiel Verushka Lieutenant-Duval de l’Université d’Ottawa, suspendue par son employeur et mise publiquement au pilori après une plainte d’étudiants qui ont jugé inappropriée l’utilisation d’un mot.
L’ampleur qu’a pris cette dernière histoire, au Québec tout particulièrement, tient sans doute au fait qu’elle met à l’avant-plan au moins trois sujets sensibles : le racisme, la liberté académique et les décisions disciplinaires prises par l’Université.
Le débat n’est pas simple et plusieurs questions sont posées : qu’est-ce que le racisme ? Est-ce que l’enseignement des mots chargés de l’histoire relève du racisme ? Qu’est-ce qui fait de nous une personne raciste ? Faut-il s’attarder aux intentions de la personne ou aux effets produits sur les autres ? Qui a le « droit moral » d’utiliser des mots accolés au racisme et dans quels contextes ? Qu’est-ce que la liberté académique ? Jusqu’où va la liberté académique des personnes enseignantes ? Pouvons-nous être suspendus et privés de travail pour avoir utilisé un mot, une notion, un exemple qui pose problème auprès des étudiants ou qui fait l’objet d’un débat social, qui crée des heurts ou fait vivre des souffrances à un groupe minoritaire ?
Face à des questions aussi fondamentales, pas étonnant de voir autant de voix s’élever et prendre position.
Comme syndicat, nous sommes pour la lutte contre le racisme, contre l’exclusion, contre les inégalités sociales. Nous allons continuer à militer pour une société plus juste, plus inclusive et plus égalitaire, une société qui doit reconnaître les racines profondes du racisme systémique pour la transformer. À l’échelle locale, nous allons appuyer l’Université Laval dans la mise en œuvre de son programme « équité, diversité, inclusion » et lui rappeler ses obligations à cet égard.
Comme personne blanche et privilégiée, j’entends dans ce débat qu’on me demande de taire à tout jamais l’utilisation de certains mots parce que je ne fais pas partie des victimes qui en souffrent, et ce, même si c’est dans une finalité d’enseignement, d’ouverture ou de débat social. Mais cette lutte contre le racisme doit-elle se faire seulement par et entre les personnes racisées? Je suis convaincue que cette voie nuit au dialogue et à l’ouverture nécessaire entre toutes les personnes pour aborder des enjeux aussi importants et faire progresser nos sociétés au regard des divers problèmes que rencontre notre « vivre ensemble ». ll faut éviter le piège de taire les débats et de couper court au dialogue, ce qui serait totalement contre-productif.
Enseigner sur la corde raide
Évidemment, la liberté académique ne permet pas de dire et de faire n’importe quoi. La rectrice Sophie d’Amours parle d’une liberté académique « bienveillante » et nous avons accueilli favorablement la position publique de l’Université Laval. Pour donner un exemple farfelu, il serait impensable d’enseigner la biologie du corps humain en montrant des vidéos tirées de sites douteux. Nos pratiques d’enseignement sont ancrées dans nos codes sociaux et doivent être socialement responsables. Bien sûr, « qu’on choisit nos mots » (pour reprendre le titre de la chronique de Patrick Lagacé) et qu’on doit s’assurer de les utiliser dans des contextes utiles et nécessaires.
Mais depuis cette histoire, plusieurs collègues chargés de cours ont manifesté leurs inquiétudes à enseigner avec une telle épée de Damoclès au-dessus de leur tête. J’ai lu et entendu de nombreux témoignages : de la plainte étudiante reçue pour avoir utilisé un mot dans un cours (pourtant tiré des cartes officielles), de la crainte à discuter d’un livre dont le titre comporte un mot « à bannir », de l’exemple réel qui dérange pour parler du sexisme dans certains milieux de travail et de la difficile intégration des femmes dans des milieux traditionnellement masculins. « Pourrais-je encore l’utiliser, ce mot, ce livre ou cet exemple, même si c’est utile à mon enseignement » ? s’interrogent de plus en plus de chargées et chargés de cours.
Le choix de l’auto-censure devient alors préférable à une attaque en règle de ses compétences, d’un « mobbing » des étudiants et au risque d’une fragilisation de sa vie professionnelle (déjà fragile pour les personnes contractuelles, faut-il le rappeler). Et là, on est très mal barré comme société et comme universitaire pour la suite des choses. Connaître, regarder les choses en face, en débattre, ça fait partie de l’enseignement supérieur. C’est une réelle condition de travail conventionnée, au cœur de l’exercice de notre profession enseignante et qui nous protège de recours abusifs. Ce n’est pas une lubie d’universitaires et ce n’est certainement pas un motif de suspension.
La violence institutionnelle de l’Université d’Ottawa
Derrière cette histoire, il y a une personne qui a fait son travail au meilleur de ses compétences, en toute bonne foi, et qui a été maltraitée publiquement. Il y a une personne qui vient de voir sa vie professionnelle bouleversée, son intégrité personnelle mise à mal, sa sécurité menacée. Tout, ici, est inacceptable.
Comme syndicaliste, j’ai été outrée de voir cette institution d’enseignement suspendre cette professeure à temps partiel pour ce motif. Une suspension, c’est grave dans l’échelle des mesures disciplinaires. Selon notre convention collective, seule une allégation de faute grave (i.e. une inconduite professionnelle grave ou de négligence répétée) peut mener à une suspension d’une personne chargée de cours : « Constitue une faute grave toute faute qui, si elle était prouvée, justifierait le congédiement immédiat du chargé de cours » (Art. 26.17).
J’ai été aussi choquée d’entendre le recteur de l’Université prendre publiquement position contre un membre de son personnel. D’autant plus que « l’enquête » n’était pas complétée. Pourquoi faire une enquête si le recteur a déjà tranché que les étudiants avaient raison? Allons-nous vraiment suspendre toute personne enseignante et faire des procès publics à chaque fois qu’il y a une plainte étudiante sur l’utilisation d’un terme ou d’une notion ? Comment l’enseignante devait-elle savoir que la liberté académique dont elle dispose pour faire son travail ne tient pas pour ce mot auprès des étudiants et auprès de la direction de l’Université ?
C’est pour ces raisons que le terme « violence institutionnelle » n’est pas trop fort pour décrire la manière dont l’Université d’Ottawa s’est comportée dans cette affaire. Cette violence se manifeste à la fois par les actions engagées vis-à-vis de la personne (la suspension, la mise au pilori publique) et par son inaction pour empêcher le dérapage public et la protéger du harcèlement dont elle a été victime.
Malgré une timide tentative pour tenter de calmer le jeu, des professeurs de l’Université d’Ottawa ont continué de dénoncer le climat d’intimidation vécu à l’interne. L’intimidation systémique, c’est aussi de la violence institutionnelle.
Christine Gauthier
Présidente