Un texte récent d’Éric Martin (IRIS) intitulé « L’Université globalisée, Transformations institutionnelles et internationalisation de l’enseignement supérieur » soulève plusieurs questions sur les transformations lentes et insidieuses de notre milieu de travail. Immergés comme nous le sommes dans notre tâche d’enseignement et dans la mise à jour de nos connaissances, nous percevons parfois difficilement toutes les conséquences de ces transformations.
La session d’hiver désormais achevée et le nombre de travaux à corriger diminuant, il peut être intéressant et pertinent de prendre un peu de recul pour nous questionner sur notre devenir dans un système universitaire en plein bouleversement et sur la vision que nous avons de ce système. Le contexte actuel s’y prête doublement puisque, d’une part, nous devons préparer la prochaine négociation en vue du renouvèlement notre convention collective – c’est-à-dire ce que seront nos conditions de travail pour les prochaines années – et que, d’autre part, les demandes syndicales que nous présenterons à notre employeur en janvier 2017 ne pourront faire l’économie d’une analyse fine du contexte socioéconomique et idéologique dans lequel s’insèrera notre négociation.
Comme le souligne Éric Martin, le monde universitaire est en pleine mutation sous l’effet du néolibéralisme, qui transforme non seulement “le rôle de l’État”, mais aussi “l’ADN” interne de l’université » (p. 1). Le monde universitaire est entrainé vers une « révolution entrepreneuriale » caractérisée par une compétition accrue sur un marché mondialisé de la connaissance et une adaptation structurelle à la « société du savoir ». Cette situation crée des effets directs sur plusieurs aspects de la vie universitaire : sur le mode de gouvernance des universités (de plus en plus hégémonique), sur l’orientation de l’enseignement supérieur (la mise en valeur des disciplines qui permettent des retombées concrètes à court terme), sur le travail des enseignants (l’évaluation du rendement), sur les étudiants (considérés comme une clientèle à cibler). Dans ce nouveau système, les technologies numériques et la formation à distance ont un rôle clé en tant qu’outils technopédagogiques favorables à l’expansion du territoire, de plus en plus virtuel, des universités. À l’Université Laval, plusieurs de ces transformations sont déjà accomplies, notamment par l’offre croissante de cours en ligne. L’Université de Montréal est dans un processus de transformation majeure de sa structure, comme l’annonçait un article récent du Devoir (5 mars 2016).
Devant cette situation, différentes attitudes s’offrent à nous : soit un repli dans un syndicalisme corporatiste de bon aloi qui mise sur des aménagements raisonnables de nos conditions de travail – qui ne sont pas, somme toute, catastrophiques (lorsque l’on a la chance d’obtenir des cours!) –, soit un engagement syndical plus militant qui intègre à nos demandes des revendications qui défendent les valeurs fondamentales de l’université, soient l’autonomie, la collégialité et l’indépendance à l’égard des pouvoirs, qu’ils soient financiers ou industriels, indépendance qui garantit la liberté « académique » de tous les enseignants contractuels ou permanents.
Pour des contractuels comme nous, dont la valeur des compétences et de l’engagement est rarement reconnue publiquement, il serait quelque peu déconnecté de la réalité de vouloir ignorer ce mouvement, d’une ampleur historique. Il entraine actuellement les universités, dont le vaisseau lavallois, sur l’océan de la mondialisation, en les soumettant d’une part à des mécanismes normatifs d’évaluation et d’accréditation du type « assurance-qualité », et d’autre part aux besoins en innovation des entreprises, en faisant du système universitaire un élément clé de la mondialisation économique. Pour rester compétitifs, il faudrait, nous explique-t-on en haut lieu, nous soumettre à tout prix au modèle des universités de classe mondiale préconisé par l’OCDE et la Banque mondiale, nous adapter à cet environnement compétitif en obtenant une place honorable dans les classements internationaux (1). Mais faut-il, pour cela, nous éloigner d’une forme d’éducation qui intègre à la connaissance disciplinaire le développement de la réflexion libre et critique, qui favorise l’émancipation citoyenne et qui permet de remettre en question les velléités de domination des pouvoirs politique et économique, de plus en plus au service des représentants du 1 %? Faut-il que l’on tourne résolument le dos au paradigme de l’éducation vue comme bien commun ou comme service public?
Les récentes compressions budgétaires, d’un montant encore inégalé dans l’histoire des universités, accentuent un mouvement qui pousse l’Université Laval, comme bien d’autres, à trouver de nouvelles sources de financement dans la société marchande mondialisée. La flexibilité imposée par ce nouveau type de gouvernance voulant s’émanciper du financement public, trouve sa logique dans la façon dont l’Université a fait face à ces compressions budgétaires, c’est-à-dire avec une logique marchande qui ne peut répondre aux critères d’efficacité de l’économie néolibérale que par un accroissement important des emplois précaires, fusibles nécessaires pour que l’ensemble du système n’implose pas. Nous sommes, chargées et chargés de cours, ces fusibles qui donnent à l’établissement cette « agilité économique » garante de son équilibre budgétaire, une exigence désormais obligatoire pour recevoir la contribution financière de l’État, nécessaire à son fonctionnement quotidien.
Nous n’aurons pas le cynisme d’écrire que ces sacrifices, effectués par l’administration de l’Université à l’endroit du personnel enseignant compétent et indispensable que sont les chargés de cours, se font toujours de gaité de cœur. Ce sont la richesse des programmes et la qualité même de l’enseignement qui risquent d’être compromises, soit en raison de la surcharge de travail de certains d’entre nous, soit par la diminution du choix de cours qui fragilise dangereusement certains programmes et, par conséquent, fait perdre leur emploi à plusieurs chargés de cours. Nous sommes néanmoins d’accord sur un point avec notre direction : l’accessibilité à la diplomation est d’ores et déjà touchée et risque de l’être encore plus si aucun réinvestissement n’est fait rapidement. L’augmentation du nombre d’étudiants par groupe-cours et la diminution du potentiel d’encadrement personnalisé affectent les étudiants moins bien adaptés aux exigences universitaires. Ce que nous pouvions faire dans des groupes plus circonscrits devient impossible aujourd’hui, ce qui pervertit ainsi le contrat social passé avec la société québécoise de la Révolution tranquille, qui s’était clairement prononcée pour une éducation supérieure donnant sa chance au plus grand nombre. Aujourd’hui, le risque est grand de voir s’installer un élitisme qui répond aux exigences d’universités mondialisées, aux visées utilitaires. Ce choix risque aussi de faire en sorte que l’on priorise le recrutement d’étudiants étrangers – qui payent le prix fort pour étudier chez nous – plutôt que l’accès des jeunes Québécois de milieux modestes aux diplômes d’études supérieures.
Où allons-nous? Voulons-nous, comme groupe d’enseignants contractuels, nous adapter à ce modèle inégalitaire « d’université mondialisée, commercialisée et postmoderne », où les enseignants ne sont plus les acteurs principaux, où ce sont plutôt les administrateurs, soumis aux impératifs économiques placés sous les auspices d’accords de libre-échange des services (AGCS ou AÉCG) promus par l’OCDE et la Banque mondiale?
Dans la conclusion de son article, Éric Martin résume la plupart des préoccupations que nous devrions avoir concernant l’évolution récente du monde universitaire, québécois et international. Il cible plusieurs transformations qui constituent autant de thèmes de réflexion et de débats à tenir :
- L’université est présentée non plus comme une institution ou un bien public, mais comme une organisation commerciale et concurrentielle qui se doit d’être multidisciplinaire et agile stratégiquement afin de pouvoir s’adapter aux nouvelles tendances mondiales.
- Ses dirigeants cherchent à s’adapter aux mutations induites par des technologies de rupture comme les cours en ligne ouverts à tous et à toutes (MOOC).
- Les classements internationaux servent d’outil d’émulation normative pour favoriser les transformations institutionnelles.
- Les étudiantes et étudiants étrangers sont dorénavant vus comme une part de marché à conquérir ou de potentiels consommateurs et consommatrices pour une exportation de savoir lucrative.
- L’autogestion des corps enseignants est remplacée par des mesures de recrutement, de surveillance et d’évaluation du rendement qui mesurent la capacité de s’intégrer à la dynamique de recherche et d’innovation internationalisée, ce qui soulève des craintes quant à la liberté académique et l’indépendance de la recherche.
- Plusieurs établissements ont été amenés à procéder à des rationalisations, des fermetures de facultés, des mises à pieds, des centralisations ou des fusions.
- En France et au Royaume-Uni, le financement est de plus concentré dans un groupe d’universités prestigieuses au détriment des établissements de petite taille ou des universités régionales.
- Un maillage de plus en plus serré avec l’industrie, notamment à travers le transfert de connaissances, soulève des questions sur l’indépendance de la recherche, de plus en plus pilotée par des priorités économiques à court terme.
- Les universités qui opèrent ces transformations cherchent à s’inscrire dans le mouvement d’internationalisation ou de transnationalisation de l’enseignement supérieur, de même qu’à être reconnues comme des « universités de renommée mondiale », un modèle normatif véhiculé notamment par l’OCDE et la Banque mondiale.
- Ce modèle signifie lui-même la généralisation hégémonique du modèle d’université utilitaire dont la pertinence se mesure en termes de répercussions économiques ou d’utilité sociale mesurable, ce qui est en rupture avec le modèle d’université autonome axée sur le libre développement du savoir.
- L’université y est plutôt pensée comme une organisation devant s’inscrire dans l’espace de la mondialisation économique pour former un capital humain employable et produire des connaissances monétisables.
Que faire? Nous devons prendre notre place et la faire mieux reconnaitre dans cette mission fondamentale de l’université qu’est l’enseignement. Un regroupement d’acteurs de la communauté universitaire québécoise comme la TPU (Table des partenaires universitaires) offre un lieu de réflexion stimulant sur notre devenir comme universitaires et sur l’université comme institution créatrice et dispensatrice de savoir. Nous pouvons, aussi, aux côtés d’organisations de professeurs, de professionnels de recherche, d’employés de soutien et d’employés administratifs, organiser une meilleure résistance devant ces dérives dangereuses que Fernand Dumont, professeur à l’Université Laval, dénonçait déjà en 1971 : « Ou bien nous ferons de nos universités de piètres répétitions ou de ridicules modèles réduits des institutions les plus prestigieuses (ou les plus riches) d’alentour; ou bien nous déciderons que c’est en revenant aux intentions fondamentales de l’apprentissage et pour un pays comme celui-ci que les objectifs doivent être formulés » (2)
L’Espace éducation du Forum social mondial (FSM), qui se tiendra du 9 au 14 aout 2016 à Montréal, sera l’un des endroits où le SCCCUL proposera, dans le cadre d’un atelier qui réunira des participants de divers horizons géographiques, de débattre de quelques-uns de ces thèmes cruciaux pour notre avenir d’enseignants et pour celui de l’établissement universitaire du XXIe siècle. Cette réflexion, doublée de l’expérience du FSM, sera l’occasion d’aborder les questions de négociation sous un angle plus stratégique et conforme à nos idéaux humanistes et syndicaux.
Puma Freytag
Président
(1) Voir l’éditorial de l’Info SCCCUL du 20 avril 2016 sur le classement de l’Université Laval parmi les 10 meilleurs employeurs.
(2) Fernand DUMONT, « Sur le devenir de l’université au Québec », L’Université Québécoise du proche avenir, Montréal, Hurtubise HMH, 1971, p. 206, cité dans Gilles Gagné, « Les sciences humaines entre l’enseignement et la recherche », SOCIÉTÉ, n° 1, automne 1987, p. 10.