Lorsque la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw a créé le terme « intersectionnalité » dans les années 1980, elle s’est inspirée d’un cas précis, celui d’Emma DeGraffenreid. Voulant améliorer ses conditions de vie, Emma a soumis sa candidature pour un poste dans une usine automobile. Elle n’a pas été embauchée parce qu’elle était une femme noire. Elle a porté plainte en prétextant la discrimination, mais le juge a refusé sa plainte. En réalité, son cas ne rentrait pas dans le cadre de référence juridique. C’est que l’employeur en question employait des femmes et des noirs, il n’y avait donc pas de discrimination. Mais le juge n’a pas reconnu que les noirs embauchés étaient des hommes (mécaniciens) et les femmes embauchées étaient blanches (secrétaires). Dans cette usine, il n’y avait pas de possibilité de travail pour les femmes noires. Emma n’était pas comprise dans le dilemme vécu comme une exclusion. Le juge a simplement ignoré le cas. Dès lors, Crenshaw travaille à partir du concept d’intersectionnalité pour traiter du croisement des discriminations ou des violences que peut vivre une même personne afin qu’elle soit perçue et qu’il y ait des politiques visant à combattre ces injustices dans leur complexité, ces « angles morts » de certains cadres juridiques.
En effet, lorsqu’on parle de droits des femmes, de quelles femmes parlons-nous? Des femmes noires? Des femmes des premiers peuples? Des femmes en situation de pauvreté? Des femmes non hétérosexuelles? Des femmes appartenant à une minorité ethnique? Des femmes ayant un handicap physique? Des femmes âgées? Et nous pourrions continuer ainsi de suite. C’est que tout dépendant du contexte, les femmes ne se situent pas dans la même situation de privilège, ni dans la même situation d’exclusion et d’oppression. Car entre les femmes aussi, il peut y avoir de l’exclusion et de l’oppression. Dernièrement, le cas de Joyce Echaquan a attiré l’attention du public, et malheureusement, il ne s’agit pas d’une exception[1]. Ainsi, certaines femmes peuvent ne pas se sentir intégrées dans un mouvement qui prône l’égalité entre les êtres humains ou dans un cadre juridique concernant les femmes en général. Le mot égalité doit être précisé, contextualisé, dans les expériences vécues au quotidien.
Ce quotidien est parsemé par des non-dits, ce sont les normes. Ce qui est normal est neutre, on n’aurait donc pas besoin de le nommer. En revanche, ce qui « échappe » à la norme devient catégorisant et on risque de tomber dans la logique de la tolérance (apprendre à tolérer les différences), sans s’apercevoir que celle-ci renforce ce qui est considéré normal et éternise les discriminations. Selon Élise Devieilhe (2013), ce qui devrait être remis en question sont les normes et non pas les personnes. Elle emploie le terme « pédagogie de la tolérance » qui pourrait être analogue au terme de « pédagogie de l’inclusion », discuté par Perrine Delbury (2018). Si nous faisons un effort pour inclure ou pour tolérer certaines personnes, c’est qu’il y a bien des personnes qui se considèrent « normales » et d’autres qui ne le seraient pas.
Bien que l’intersectionnalité ait été employée au départ pour mettre de la lumière sur les personnes qui se retrouvent dans le croisement des discriminations, cette notion est utile pour comprendre la complexité des rapports sociaux en général. Selon Alexandre Jaunait (2020, p. 17) « personne n’échappe à l’inscription sociale dans les rapports de race, de genre et de classe ».
Enfin, lorsque nous entendons que le racisme systémique (structurel) existe dans notre société, cela veut dire selon Almeida (2018) cité par Batista (2018) que les discriminations sont normalisées dans le sens qu’elles font partie de notre cadre de référence et de notre imaginaire. Parmi les conséquences, il y a certaines personnes qui ont plus de chance que d’autres d’avoir une situation économique aisée. Nous intégrons des normes discriminatoires souvent à notre insu. Dès lors, je ne me pose plus la question à savoir si je suis raciste. Je me pose plutôt les questions à savoir jusqu’à quel point, dans quelle mesure et de quelle manière, je suis raciste.
Quelques références
Batista, W. M. (2018). A inferiorização dos negros a partir do racismo estrutural / L’infériorisation des noirs à partir du racisme structurel. Revista Direito e Práxis, 9(4), 2581-2589.
Cock, L d. et Pereira, I. (2019). Panorama international des pédagogies critiques. Les pédagogies critiques. Marseille, Paris : Agone; Fondation Copernic, p. 35-50.
Crenshaw, Kimberlé : The urgency of intersectionality in TED talks
Delbury, P. (208) Pédagogie inclusive ou pédagogie de la diversité? Projet SVT-égalité en ligne
Janvre, C. (2018). La « pédagogie critique de la norme », sortir de la tolérance pour lutter contre les discriminations. Les cahiers de la LCD, 3(3), 81-102.
Jaunait, A. (2020). Intersectionnalité : le nom d’un problème. Pouvoirs, 2(2), 15-25.
Joncas, J.-A. & Pilote, A. (2019). L’incidence du milieu d’études sur les possibilités de choix de femmes autochtones : typologie de parcours scolaires. Canadian Journal of Higher Education / Revue canadienne d’enseignement supérieur, 49 (3), 57–68.
Devieilhe, É. (2013). Représentations du genre et des sexualités dans les méthodes d’éducation à la sexualité élaborées en France et en Suède – TEL – Thèses en ligne (archives-ouvertes.fr) Thèse. Sociologie. Université de Caen.
Pereira, I. (2017). Qu’est-ce que l’intersectionnalité? Institut de recherche sur les mouvements sociaux.
Marta Teixeira, PhD en psychopédagogie
[1] Par exemple « les femmes autochtones sont représentées de façon disproportionnée parmi les victimes d’homicides » selon Statistique Canada (2013). Mesure de la violence faites aux femmes : tendances statistiques, p. 9.
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Marta Teixeira est chargée de cours au département des fondements et pratiques en éducation ainsi qu’au département d’études sur l’enseignement et l’apprentissage, militante féministe intersectionnelle et membre du Comité information et mobilisation du Syndicat des Chargées et chargés de cours de l’Université Laval.