La contribution des femmes au monde de l’art n’a pas toujours été reconnue à sa juste valeur. De fait, les débuts d’une véritable reconnaissance est relativement récente et s’inscrit dans la foulée de l’essor du féminisme dans les années 1960. Bien que des ouvrages anciens aient reconnu à diverses époques le talent de certaines femmes, ce n’est qu’au XXe siècle qu’une véritable réflexion a été amorcée sur les raisons faisant en sorte que l’histoire de l’art ait ignoré généralement la présence des femmes et leur contribution au monde de l’art.
Pourtant, dans l’histoire, de nombreuses femmes ont exercé un métier artistique. Nous savons que certaines ont réalisé des portraits pendant l’Antiquité et qu’au Moyen-Âge des religieuses cloîtrées peignaient des enluminures dans les livres sacrés. Nous savons aussi, comme en témoigne Le Livre sur les cleres et les nobles femmes — un recueil français d’enluminures réalisées à partir d’un texte de Giovanni Boccaccio, poète humaniste du XIVe siècle, —, que des femmes de la classe des artisans sculptaient et peignaient à fresque ou encore que des femmes de la noblesse peignaient des autoportraits ou des œuvres religieuses. Au XVIe siècle, des artistes italiennes ont acquis de leur vivant une renommée à travers l’Europe pour la qualité de leurs tableaux, avant de tomber dans un oubli dont elles n’ont émergé qu’au XXe siècle. Le même phénomène de relative notoriété a marqué des artistes du XVIIe au XIXe siècle. Au XXe siècle, la situation évolue, mais la reconnaissance demeure encore un enjeu important.
Le chemin vers la reconnaissance a donc progressé très lentement et n’est pas encore achevé. Il est intéressant d’examiner ce qui est à l’origine de cette situation. Par-delà l’anonymat des artistes (hommes et femmes) qui a prévalu jusqu’au XVe-XVIe siècles, il y a d’autres causes, certaines d’origine sociale, d’autres d’ordre conceptuel. Il est important de souligner d’emblée que, le fait même d’entamer une carrière artistique était difficile pour les femmes de la Renaissance en raison des nombreuses contraintes sociales qui s’exerçaient sur elles : le mariage précoce, l’absorption dans les responsabilités domestiques et familiales, la difficulté d’assumer d’autres rôles sociaux[i]. Mais pour celles qui ont réussi, malgré ces embûches, à devenir peintres (le plus souvent des filles d’artistes), d’autres problèmes se dressaient à l’horizon : l’interdiction de collaborer aux activités d’un atelier, d’apprendre à dessiner le nu (à une époque où cette maîtrise était la base de la reconnaissance du talent), l’interdiction d’appartenir à une guilde (qui assurait l’obtention de commandes). Le poids des normes du comportement social d’une femme était si important qu’il faut souligner à grands traits la carrière d’une artiste comme Sofonisba Anguissola (Illus.1), qui doit son éducation artistique à l’ouverture d’esprit d’un père humaniste pour lequel les filles avaient droit à une éducation. Renommée pour ses portraits de très grande qualité, elle fut appelée à la cour d’Espagne où elle a peint de nombreuses années, attachée à la reine Isabel de Valois en tant que « dame de compagnie », aucun statut équivalent à celui de « peintre du roi» n’existant pour une femme !
Les contraintes sociales ont perduré, en s’amenuisant, jusqu’à la fin du XIXe siècle. Mais encore à cette époque, Berthe Morisot, une peintre impressionniste, relate la difficulté qu’elle avait à peindre librement en plein air, en raison des insultes des passants qui lui disaient que sa place était au foyer, avec ses enfants. C’est pourquoi nombre de ses tableaux, comme ceux de Mary Cassat, représentent des scènes d’intérieur ou ont été peints dans des jardins privés (Illus. 2).
D’autres facteurs pouvant expliquer la moindre représentation des femmes dans le monde de l’art, et la non-reconnaissance de celles qui y ont œuvré, ont été examinées par des historiennes de l’art. En 1971, Linda Nochlin, dans un article qui a fait date, identifiait plusieurs problèmes[ii], dont celui des critères définissant la « grandeur» et le « génie » promus par les institutions artistiques. Elle a mis en lumière le fait que ces notions, loin d’être neutres, prenaient comme modèle des critères masculins d’accomplissement artistique, non adaptés à la situation des femmes. Elle évoque aussi la hiérarchisation des genres artistiques, qui faisait de la peinture d’histoire un genre supérieur à celui du portrait, plus accessible aux femmes, mais qui les reléguait de facto à un niveau d’accomplissement inférieur d’où la « grandeur » était absente. Les relectures féministes de l’histoire de l’art ont révélé tout un pan oublié des réalisations artistiques des femmes. Des artistes ont été redécouvertes, leurs œuvres désormais exposées dans des musées renommés démontrent qu’il y a bel et bien eu de « grandes » femmes artistes dans l’histoire.
Au Québec, il n’y a pas si longtemps, dans les années 1950 et 1960, des peintres comme Marcelle Ferron ou Rita Letendre luttaient pour faire reconnaître leur œuvre à l’égal de leurs collègues masculins. Marcelle Ferron signait ses œuvres de son seul patronyme pour ne pas être identifiée d’emblée comme une femme, ce qui aurait nui à la diffusion de son travail. Maintenant, avec la renommée qu’elles se sont acquises, on oublie trop souvent les efforts ardus qu’elles ont dû déployer pour réussir.
Cela dit, il reste encore du chemin à faire pour que les femmes prennent la place qui leur revient dans l’histoire de l’art et pour que leurs œuvres soient mieux intégrées dans les salles des collections permanentes des musées. Trop souvent encore, elles sont absentes ou insuffisamment représentées.
Anne Beauchemin
PhD en Histoire de l’art, commissaire indépendante, artiste en arts visuels et chargée de cours au Département des sciences historiques de la Faculté de lettres de l’Université Laval.
[i] Voir à ce sujet Margaret King, «La femme de la Renaissance», dans E. Garin et al. L’Homme de la Renaissance, Paris, Éditions du Seuil, 2002.
[ii] L. Nochlin, «Why are There No Great Women Artists?», Women in Sexist Society: Studies in Power and Powerlessness, (V Gornick et B. Moran, eds), New York, Basic Books, 1970.