« La gouvernance : cheval de Troie de la marchandisation du savoir », par Nicolas Saucier. Communication présentée au FSM.

Introduction

Comment les transformations de la gouvernance des universités au Québec et à l’Université risquent-elles de se traduire par le renforcement de l’approche gestionnaire ainsi que par une marchandisation du savoir croissante, avec des effets négatifs sur les conditions de travail et d’enseignement des chargées et chargés de cours ? Avant d’en discuter, faisons un bref survol des propositions de transformations.

Loi sur la gouvernance des universités

L’une des dispositions les plus importantes des changements législatifs proposés ces dernières années par le gouvernement du Québec en matière de gouvernance des universités vient à l’encontre de la volonté de l’ensemble de la communauté universitaire. Il s’agit d’accorder la majorité des sièges aux conseils d’administration des universités à des membres externes dits « indépendants ».

En effet, cette mesure, qui peut sembler positive à première vue, risque fort de renforcer la tendance à attribuer le contrôle des conseils d’administration à des personnes très majoritairement issues des milieux d’affaires, du commerce et de l’industrie, et, ainsi, de faire la promotion de l’idéologie néolibérale à laquelle, le plus souvent, elles adhèrent. En effet, aucune clause dans les projets de loi proposés ne vient garantir la diversité d’origines, ni la représentativité de l’ensemble de la société au sein des conseils d’administration, une mesure pourtant recommandée par l’IGOPP (Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques), dont les prises de positions ont en partie inspiré ces changements.

Par ailleurs, « Selon une conception noble et attrayante de l’université, celle-ci serait, ou devrait être, une communauté de chercheurs et d’enseignants, dotée d’un mode de fonctionnement consultatif et d’une prise de décision consensuelle. Le concept de gouvernance devient alors caduc ou, à tout le moins, revêtirait une forme bien distincte de celle pertinente aux autres organisations ». Cette phrase révélatrice, tirée d’un mémoire de l’IGOPP[1], montre bien la volonté d’imposer aux universités le mode de gouvernance pertinent aux autres organisations, soit les entreprises privées, sans égard à leurs particularités. Voilà comment une longue tradition de collégialité risque de passer à la trappe. Lors d’un atelier, Philippe Hurteau, de l’Institut de recherche et d’information socio-économique (IRIS) mentionnait qu’une des modalités du néolibéralisme est l‘instauration d’un autoritarisme institutionnel qui vise à restreindre les espaces de discussion et de concertation. C’est exactement ce qui risque de se passer dans les universités québécoises.

Ce changement dans la gouvernance menace de se traduire par la perte d’une partie de l’indépendance universitaire et par le détournement de sa mission. Les liens dynamiques avec la société, le gouvernement et le secteur privé seraient progressivement remplacés par une subordination aux besoins de main d’œuvre du marché du travail ainsi qu’aux besoins d’innovations, rentables à court terme et brevetables, des entreprises: un phénomène que Normand Baillargeon nomme le complexe industrialo-académique. Cela se réaliserait sans égard aux besoins et aux aspirations des étudiants en ce qui concerne leurs formations intellectuelle et citoyenne ainsi qu’au détriment des objectifs d’élargissement et d’approfondissement du savoir, réalisés notamment par la recherche fondamentale. Cela se ferait aussi en opposition avec la notion de production de biens publics au bénéfice de tous.

Éric Martin et Maxime Ouellet-mentionnent dans leur livre Université Inc. (Montréal, 2011) que : « lorsque l’élite parle d’éducation, elle parle d’économie. Elle ne parle jamais de culture, encore moins d’enseignement. Son discours ne fait que ressasser une idée fixe : l’université doit marcher au pas de l’entreprise privée. » Autrement dit, selon ces auteurs, aux yeux de cette élite, les étudiants sont du capital humain dans une université-entreprise, simple rouage d’une société-entreprise. On estime alors la valeur de l’éducation uniquement par sa capacité à répondre aux besoins des entreprises, plutôt que pour sa pertinence intellectuelle, scientifique ou civilisationnelle.

La gouvernance à l’Université Laval

Dans la foulée des changements législatifs proposés, il y a eu à l’Université Laval une tentative d’attribuer plus de pouvoirs au Conseil d’administration, au détriment du Conseil universitaire où siègent une majorité de doyens, d’enseignants, d’étudiants et d’employés. Cette menace  évidente à la collégialité était une tentative supplémentaire de subordination de l’université aux intérêts marchands exerçant déjà une grande influence au Conseil d’administration, par la marginalisation de l’un des seuls contre-pouvoirs au sein de l’Université. Heureusement, face à la mobilisation de la communauté universitaire, cette tentative a été déjouée, du moins pour le moment.

Impact des changements structurels

Des changements structurels sont déjà à l’œuvre dans le milieu universitaire. L’approche gestionnaire se traduit par la prépondérance des notions de contrôle, de rentabilité et de concurrence. Avec cette approche, les notions de pédagogie sont complètement évacuées du discours et largement ignorées dans la prise de décisions. Ce contrôle a un cout : la part du budget de l’Université Laval consacrée à l’administration a fortement grimpé lors de la dernière décennie, au moment même où on gelait l’embauche d’enseignants, pourtant au cœur de la mission d’enseignement de l’université. Ce poids administratif croissant s’est aussi imposé au niveau des facultés et des départements.

Nous assistons à une marchandisation du savoir qui passe du statut de « bien public » à celui de « bien privé », tandis que les étudiants deviennent des « clients ». Cela se traduit aussi par  une concurrence accrue entre les universités à grand renfort de publicité vantant les différents programmes, alors que, dans la réalité, l’offre de cours diminue, la taille des groupes augmente et que les services aux étudiants se réduisent. Et on nous parle d’implanter une soi-disant « approche-qualité »…

Impact sur les conditions de travail, d’enseignement et de recherche, et sur les étudiants

Au moment même où le discours officiel vante les qualités de nos universités, on assiste à une détérioration importante des conditions de travail des nombreux enseignants que sont les chargées et chargés de cours. Des programmes sont suspendus, l’offre de cours est fortement réduite, ce qui entraine des coupes correspondantes dans les tâches et la rémunération des enseignants contractuels. Ceux qui restent sont surchargés de travail : l’épuisement professionnel devient systémique, endémique, et s’accompagne souvent de détresse psychologique. Les enseignants perdent leurs repères liés à la pédagogie face aux injonctions marchandes des gestionnaires.

Cette détérioration des conditions de travail est inextricablement liée à une détérioration des conditions d’enseignement. On assiste à l’explosion de la taille des groupes, sans égard à la pédagogie (notamment à l’École des langues). Cela se traduit par moins d’encadrement pour les étudiants, auquel s’ajoutent parfois des coupes dans le soutien pédagogique aux enseignants. Ainsi, les chargées et chargés de cours font de plus en plus les frais de la « normalisation » d’un précariat qui va bien au-delà des variations saisonnières passées. L’université risque de perdre une expertise précieuse, sans compter les effets nocifs sur les individus qui, au-delà du salaire, voient leur vocation souffrir[2]. Les syndicats se retrouvent alors en première ligne pour tenter de limiter les dégâts.

Et que dire du secteur de la recherche, dont la pérennité est aussi menacée par une vision utilitariste de la recherche visant uniquement la rentabilité à court terme?

Conclusion

Afin de lutter contre ces transformations toxiques, deux actions apparaissent nécessaires. D’abord, proposer un contre-discours, une alternative, afin de ne pas apparaître comme des réactionnaires (sic) ou des corporatistes défendant un système antique et des privilèges, mais comme les défenseurs du bien commun et des acquis sociaux, notamment en démontrant le lien indissociable  entre les conditions de travail et l’enseignement. Les États généraux de l’enseignement supérieur prévus en 2017 seraient une excellente occasion de proposer une vision différente.

Mais ces efforts risquent d’être vains si nous ne remettons pas en question les changements structurels. Dominique Plihon  mentionnait, dans un atelier, la notion de « guerre de position »,  c’est-à-dire la prise de pouvoir dans des lieux stratégiques (comme les conseils d’administration des universités) afin d’imposer un modèle néolibéral. Tant que cette position dominante sera aux mains de ceux qui veulent inféoder l’université aux seuls impératifs marchands, nous risquons de ramer à contre-courant et de nous épuiser dans des combats d’arrière-garde peu efficaces.

Nicolas Saucier, chargé de cours au Département d’information et de communication

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[1] IGOPP, Mémoire relatif au projet de loi no 38, aout 2009.

[2] Selon le sociologue Vincent de Gaulejac « le sens du travail est mis en souffrance », dans La société malade de la gestion (2005).

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