Qui peut se dire indépendant.e et au prix de quoi et de qui ? Cette question m’a interpellée lors d’une conférence de Naïma Hamrouni (UQTR) durant la semaine de l’Université féministe d’été* qui a eu lieu du 16 au 20 mai derniers en mode virtuel. Inspirée par sa conférence, j’aimerais vous partager, dans les lignes qui suivent, quelques réflexions et quelques références qui me semblent pertinentes pour mieux comprendre pourquoi certaines notions, comme le care et la vulnérabilité, sont fécondes pour déconstruire le mythe de l’indépendance.
Tout d’abord, résumons en deux mots le sens du care : prendre soin. Tout être humain a besoin de soins. Et si le mot vulnérabilité vous vient à l’esprit, c’est exactement de cela qu’il s’agit. Mais attention : au lieu de penser à la vulnérabilité comme étant une période de maladie ou un besoin particulier chez certaines personnes ou encore à certains moments spécifiques de la vie, posons le problème autrement pour sortir de la conception dominante de la vulnérabilité et ainsi rendre compte des inégalités réelles dans la répartition du travail.
Nous avons toujours besoin du care des autres tout au long de notre existence. Se nourrir par exemple. Et tous les autres besoins quotidiens de base pour être en forme afin de pouvoir travailler, étudier, faire ses activités de loisirs, etc. Madame Hamrouni souligne en effet que les théories féministes révèlent que la norme de l’indépendance, soit l’idéal du travail performant et normatif du sujet valide et participant, est le résultat d’une idée d’armée de réserve du care. Le fait de nier cette réalité est une question politique.
La perspective apportée par Naïma Hamrouni nous fait réaliser que ceux qui jouissent des positions de pouvoir ont bénéficié d’un plan d’action positif en leur faveur depuis le début : ‘L’indépendance est ainsi un statut social, le statut de ceux qui bénéficient du soutien, du care et du travail des autres sans s’acquitter de leur responsabilité de soutien en retour, dans un contexte institutionnel qui invisibilise ce transfert unilatéral dont ils bénéficient’.
Lorsqu’on nie notre vulnérabilité universelle et permanente, on nie le care en conséquence. L’ignorance épistémique qui reproduit l’idéologie méritocratique, c’est donc penser que c’est l’individu qui réussit, comme si les autres n’avaient pas joué un rôle dès le premier instant de sa vie et n’en joueront pas de manière continue jusqu’au dernier souffle.
Mettre de l’avant que tout le monde est ordinairement vulnérable tout au long de la vie est aussi une question politique. Dans une telle perspective, la vulnérabilité n’est plus vue comme ayant une connotation négative ou quelque chose à dépasser, mais plutôt et simplement comme étant une condition ordinaire de tout être humain.
Pour le moment, c’est encore le ‘man-made-world’ capitaliste néolibéral qui normalise la société en occultant ou en mal payant le travail de beaucoup de personnes, surtout celui des femmes qui sont surreprésentées dans certains métiers du care (en éducation et en santé par exemple). Hamrouni nous invite donc à remettre en question ce système que nous contribuons tous à reproduire, et à penser à un nouveau modèle dans lequel on placerait le care et la vulnérabilité du vivant au centre de nos arrangements sociaux.
Pour donner suite à ces réflexions, je terminerai avec quelques références, tout en vous souhaitant un très bel été.
– Article de Mélanie et Stéphanie Boulay, Ariane Brunet, Catherine Durand, Ariane Moffatt, Safia Nolin et Amylie, Un talent est un talent, peu importe le sexe, Le Devoir, 2 juin 2017.
– Macintyre, Alasdair (2020). L’homme, cet animal rationnel dépendant. Les vertus de la vulnérabilité. Tallandier.
– Le théâtre des cuisines. Môman travaille pas, a trop d’ouvrage! Les éditions du Remue ménage.
– Nussbaum, Martha (2015). L’art d’être juste. Flammarion.
– Silvia Federici en entrevue : L‘esclave, la sorcière et le capitalisme patriarcal
Marta Teixeira
Vice-présidente aux communications
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* L’Université féministe d’été a été organisée par la Faculté des sciences sociales, la Chaire Claire-Bonenfant–Femmes, Savoirs et Sociétés et l’Institut EDI2, en partenariat avec la Faculté des sciences de l’administration. L’équipe organisatrice était composée par la chargée de cours Amélie Keyser-Verreault (Département de sociologie) et par les professeures Élisabeth Mercier (Département de sociologie), Mylène Bédard (Département de littérature, théâtre et cinéma), Isabelle Auclair (Département de management) et Sophie Brière (Département de management).